samedi 9 juin 2012

massacre et faux self


Ci-dessous un petit article de l'express, rédigé par une pointure, sur un atroce fait-divers (même l'appellation de fait-divers est atroce), et qui accessoirement traite des questions de faux self.


[Express Yourself] Après avoir abattu de sang-froid 69 jeunes sur l'île d'Utoeya, Breivik est arrêté par la police et son souci majeur semble être la petite coupure qu'il s'est faite à la main, et pour laquelle il réclame avec insistance un pansement, alors même qu'autour de lui tout n'est que sang, cadavres et blessés sous le choc. Il refuse d'être photographié par la police, jusqu'à ce qu'il se retrouve en sous-vêtements: il prend alors la pose devant l'objectif, comme un body-builder en pleine exhibition. Avant cela, c'est lui qui a appelé la police, à deux reprises, pour qu'on vienne l'arrêter, reprenant néanmoins sa tuerie après chaque coup de téléphone. 

Quel sens donner à tout cela? Comment comprendre qu'un homme plutôt soigné, soucieux de son apparence au point qu'on le décrive comme un métrosexuel se soit subitement transformé en Rambo tueur, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'a rien de délicat, ni d'efféminé? Une fois empêché de nuire, il est placé dans un établissement spécialisé et livré à l'observation des psychiatres. Un premier diagnostic le déclare fou, mentalement irresponsable car atteint de psychose délirante. Puis, quelques semaines plus tard, une seconde expertise invalide la première et le déclare responsable de ses actes. 
Là encore, la théorie de l'attachement et les textes de John Bowlby (cf.Le lien, la psychanalyse et l'art d'être parent, Albin Michel, 2011) offrent un éclairage permettant de mieux saisir le phénomène. Comme je l'ai souligné dans ma précédente contribution, le passé familial de Breivik révèle une enfance et une adolescence marquées par la négligence affective, l'absence de limites selon sa propre plainte. C'est un jeune livré à lui-même, auquel on n'a pas permis de faire confiance à autrui, qui ne s'est pas senti entendu, compris et soutenu, dans ce besoin relationnel d'attachement instinctif à tout être humain. Après s'être montré difficile dans ses toutes jeunes années, au point qu'un placement soit envisagé pour lui fournir un foyer plus stable, il est ensuite devenu sage, apparemment sans problème, jusqu'à sa période graffitis à l'adolescence, elle-même suivie d'un tout aussi apparent retour à la normale. 
On trouve ici la marque même d'un attachement insécure et plus précisément de ce que l'on appelle un style évitant. Ce style d'attachement naît d'une adaptation forcée de l'enfant à ce que ses parents peuvent lui apporter, au lieu que ce soit les parents qui s'adaptent aux exigences développementales de leur enfant, par une attention concrète à ses besoins affectifs et relationnels. C'est aussi ce qui a été décrit par Winnicott, célèbre collègue de Bowlby, sous l'appellation de faux self. Cette personnalité de façade se développe dans un souci de protection du vrai self, qui n'est pas accepté par l'entourage et ne vaut à l'enfant que rejet ou mépris, voire banale indifférence. 
Le vrai self, condamné alors au camouflage et à la clandestinité, recèle ce qu'il y a de plus précieux et de plus vivant chez l'individu, son besoin d'attachement, d'amour et de compréhension, et toutes les émotions qui y sont associées dans ces circonstances. On y trouve donc une double réalité psychique, avec d'un côté les envies de rapprochement, d'être l'objet de soin et d'attention, et de l'autre, la colère, la peur, la honte et la culpabilité, liées à la frustration de ces besoins légitimes, mis en sourdine par crainte d'un rejet et d'un abandon pires encore. 
En parallèle à ce vrai self, se met en place le faux, avec au minimum trois composantes. La première est une composante rationnelle, "personnalité apparemment normale" selon les spécialistes actuels de la dissociation. Elle préside aux apprentissages cognitifs et gère le quotidien factuel, non émotionnel, avec rigueur et efficacité. Les deux autres interviennent, elles, lorsqu'une situation affective et relationnelle se présente. L'individu y répond alors, soit par des réactions de soumission, une conformité à ce que l'on attend de lui, sans discuter et sans se mettre en avant, soit au contraire par des réactions d'agressivité, de mépris et de rejet, avec des caractéristiques persécutrices à l'image même de ce que la personne a vécu par le passé et que son cerveau a enregistré tel quel. 
Le principe de la dissociation, résumé ici en inspiration directe des travaux de Bowlby, a en effet des bases neuronales concrètes, illustrées à ce niveau par l'isolation de secteurs entiers du psychisme, et donc du cerveau, qui traitent chacun à sa manière l'information, sans communication entre eux et sans même que l'individu soit pleinement conscient de la manière exacte dont il est en train de réagir. Des processus automatiques s'embrayent, composés d'actes et de propos stéréotypés, identiques à eux-mêmes indépendamment des circonstances, et souvent oubliés par la personne lorsque son trouble se calme et que la composante rationnelle revient aux commandes. Charge à celle-ci alors de justifier comme elle le peut les résultats qu'elle observe. 
Il semble possible de reconnaître ces diverses composantes successivement en jeu chez Breivik, et qui déstabilisent complètement ses interlocuteurs par l'aspect inapproprié au contexte de ses réactions et leur absence de cohérence entre elles. Ainsi, lorsqu'il se plaint de sa coupure minime à la main et s'impatiente de ne pas être soigné, le policier éberlué fait face à un petit enfant qui réclame qu'on lui prête attention et qu'on s'occupe de son bobo.


Ce n'est pas là le tueur froid et sanguinaire qui vient d'abattre tous ces jeunes sans sourciller, sans la moindre douleur morale, parfaitement à l'aise et légitime à ses yeux dans son rôle de Rambo justicier, chevalier templier des temps modernes. Mais, il reprend soudain une partie du personnage lorsque la photographie de sa personne en petite tenue évoque à nouveau chez lui ce culte du corps et de l'apparence virile, posant alors en body-builder, voire en chasseur au milieu de ses trophées. 

On le présente par ailleurs comme un ami intelligent, sympathique et ouvert. On le voit plein d'attention et de sollicitude pour sa mère à laquelle il offre un chien pour qu'elle se sente moins seule, lorsqu'il déménage pour la ferme où il préparera ses plans macabres. On dit encore de lui qu'il est narcissique, imbu de sa personne, sûr de lui et méprisant. Il se montre mythomane, s'inventant des diplômes et des réussites professionnelles qu'il n'a jamais eus. Lorsqu'il téléphone à la police en expliquant calmement la situation, on peut penser que c'est la partie rationnelle de lui-même qui a brièvement pris le contrôle. Celle-ci, découvrant l'étendue du désastre, appelle la police pour que cela s'arrête, incapable par elle-même de prendre suffisamment le dessus pour mettre un terme aux exécutions. Puis revient aux commandes cette autre partie de lui, qui n'en fait qu'à sa tête et suit inexorablement le programme meurtrier qu'elle s'est fixé et pour laquelle elle s'est longuement préparée. 
Son manifeste de 1500 pages est l'expression d'une vision mégalomaniaque et persécutrice, où il se place en position de sauveur. Il y a là à mon sens plus que les cinq composantes dissociatives de base que j'ai exposées plus haut, et sa personnalité semble éclater en de multiples personnages, expliquant alors comment une première expertise a pu le juger profondément instable et délirant, alors que la seconde a statué à l'exacte opposé. Comme l'indique le résumé du récent ouvrageDissociation et mémoire traumatique (Dunod, 2012) de tels troubles multiformes "posent de difficiles problèmes médico-légaux en criminologie". 

Ils ne sont pas tous des Breivik en puissance, heureusement, mais l'égocentrisme, les incivilités, le manque de respect d'autrui et l'absence d'empathie en sont les manifestations quotidiennes, ainsi d'ailleurs que l'oubli de soi, la soumission et le dévouement à autrui. On retrouve là le couple agresseur-victime, qui sévit au travail comme à la maison, et qui durera tant que le besoin d'attachement n'est pas reconnu et adéquatement satisfait chez les enfants par ceux en charge de veiller sur eux. Pour une raison que je ne m'explique pas, les phénomènes dissociatifs sont assez peu reconnus en particulier par les professionnels: ils sont soit niés, soit banalisés, sous prétexte que tout le monde fonctionne comme ça, peu ou prou. Effectivement, de très nombreuses personnes ont de tels fonctionnements automatiques et grandement inconscients en situation de stress, pour la simple et bonne raison que très nombreux sont ceux qui n'ont pas eu le loisir de développer un attachement confiant, favorisant une gestion affective et relationnelle optimale. 
Par Yvane Wiart, auteur de L'attachement, un instinct oublié (Albin Michel, 2011) et de Petites violences ordinaires : la violence psychologique en famille (Courrier du Livre, 2011), chercheur au Laboratoire de psychologie clinique et de psychopathologie, Institut de Psychologie, Université Paris Descartes. 

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